La journée des parents organisée par l'infanterie de montagne à Evolène est la preuve formelle que l'homme est arrivé au paroxisme de son génial esprit d'initiative : alors qu'il s'efforce chaque jour d'obéir aux ordres ridicules et insensés d'un gradé en mal de reconnaissance sociale, il trouve encore le moyen d'inviter des gens pour regarder le spectacle navrant de l'homme robot au service de sa patrie.
Déjà honteux de servir les dangereux écarts psychologiques et pathologiques du gradé suisse, le soldat doit encore se soumettre au regard ému d'une bande de nostalgiques ou de naïfs curieux imitant la désalpe.
A l'avant de cette masse beuglante de fierté se porte un homme dont l'hypocrisie illumine soudain le visage lourdement handicapé par des années de servitude, et qui arbore superbement ses médailles militaires acquises en temps de paix; j'ai nommé le commandant de compagnie. Oubliant, pour quelques instants seulement, l'abrutissant salut militaire que chaque soldat lui doit en regard de son statut d'imbécile heureux le plus méritant, il serre quelques mains, offre le verre de l'amitié (de la pitié ?) et monte sur l'estrade. Bouffi d'orgueil, son plaidoyer pour la défense nationale, petit par sa qualité et grand par sa taille, ne manque pas d'émouvoir la vache bourgeoise venue applaudir son marmot.
Vient alors le temps des manoeuvres et autres exploits individuels : l'école de section est grandiose, la masse de plomb se dirige à gauche, à droite, en arrière et puis encore à droite (y a pas de raison). On ne voit qu'une tête, qu'une ligne, et pourtant ils sont une centaine à se prêter, docilement, à l'anéantissement de toute individualité. On ne voit qu'une tête, qu'une ligne, qu'un uniforme, qu'un casque et un agitateur persuadé de son autorité. On ne voit qu'une tête, qu'une ligne, qu'une paire de bottes et puis... on ne voit plus rien, l'homme a disparu.
On admire, encore, la précison fantastique des tireurs d'élite qui n'ont rien à envier aux snipers serbes et croates capables de dégommer un femme enceinte à 500 mètres. Les meilleurs seront récompensés devant la foule en délire qui n'a pas vu, plus loin, la femme s'écrouler.
L'alchimie a donc marché, militaires et civils se sont rencontrés sur le champ de bataille et se sont tout de suite plus. Citoyens de ce pays réjouissez-vous, votre armée vous protège. Elle se sent proche de vous car, finalement, vous êtes à peu près aussi débiles qu'eux. Et si un jour l'ennui vous prenait, allez donc dire bonjour à l'infanterie de montagne, vous y passerez une journée d'enfer !
A. Nasdim, berger d'alpage